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Suisse : l’institutionnalisation de la diversité linguistique Les statistiques sur le pourcentage des personnes qui s’identifient aux quatre langues principales de la Suisse donnent une idée des problèmes auxquels l’État pourrait devoir faire face (tableau 1).
Tableau 1
Population de la Suisse, par langue maternelle (en pourcentage)
Année Allemand Français Italien Romanche Autres 1950 72,1 20,3 5,9 1,0 0,7 1960 69,3 18,9 9,5 0,9 1,4 1970 64,9 18,1 11,9 0,8 4,3 1980 65,0 18,4 9,8 0,8 6,0 1990 63,6 19,2 7,6 0,6 8,9 Source : Statistisches Jahrbuch der Schweiz (Berne, 1995), cité par Steinberg, 1996, p. 131.
Ceux qui ne connaissent pas bien la Suisse se demanderont si les chiffres du tableau se traduisent par une suprématie automatique de l’allemand. La réalité est toutefois très différente et fort complexe. En fait, la Suisse n’a pas une, mais quatre langues nationales et le rôle de la langue est institutionnalisé de manière telle qu’elle n’est ordinairement pas perçue comme menaçant l’identité ou les moyens d’existence d’un groupe quelconque. De fait, la Suisse a si bien réussi sur ce point que, pour reprendre les termes d’un spécialiste de renom, « la langue définit et nie en même temps l’identité suisse ; elle renforce les spécificités de la pratique politique et les reflète » (Steinberg, 1996, p. 130). Ce phénomène remarquable peut s’expliquer par les considérations suivantes.
En premier lieu, bien que l’allemand soit mentionné comme la langue maternelle de la majorité de la population suisse, ce qui, philologiquement parlant, porte le nom d’allemand en Suisse est le Schwyzerdütsch, vaste catégorie englobant un nombre étonnant de dialectes parlés dans des aires géographiques relativement réduites. Cette catégorie générale peut encore se subdiviser en trois groupes linguistiques : le bas alémanique, le haut alémanique et l’alémanique supérieur. Les grandes catégories créent un flou général quand il s’agit de définir le Schwyzerdütsch comme une catégorie linguistique, mais les différences internes sont encore accentuées par la fierté que les Suisses allemands éprouvent pour leur Dialekt, bien loin de l’attitude condescendante des Français quand ils parlent de patois. Chez les Suisses germanophones, le dialecte est un sujet constant de discussion et une forme particulière d’identité. En second lieu, le dialecte est identité, mais il est aussi une forme de communication sociale. Troisièmement, une formule de bilinguisme implicite facilite l’usage du dialecte à la maison, le haut allemand étant utilisé à l’école, à l’église et au travail. Cette jonglerie revient à ce que Steinberg, citant la philologue tchèque Olga Neversilova (Steinberg, 1996, p. 138), appelle « apprendre à jouer du piano et à conduire une voiture en même temps », mais cela désamorce à coup sûr les complexes du sentiment majoritaire. Alors que ces facteurs expliquent pourquoi l’identité suisse allemande n’écrase pas les autres en profitant de sa proportion très élevée dans la population, les éléments suivants expliquent pourquoi les Suisses romands, minorité francophone dont la fierté s’exprime en toutes circonstances, ne profitent pas de leur proximité géographique avec la France pour mettre en péril la Confédération en lançant un mouvement irrédentiste.
Historiquement, l’identité culturelle de la Suisse francophone se définit autant par opposition que par référence à la France. Contrairement à ce qui se passe en France, la culture dans les cantons suisses n’a jamais été liée à l’État et n’a pas été non plus un instrument du pouvoir étatique. La culture a eu pour cadre de petits compartiments qui n’ont jamais été unifiés ou uniformisés par un pouvoir central, comme cela a été le cas des provinces françaises sous les régimes qui se sont succédé. Les cantons francophones sont de vieilles républiques qui reposent sur l’autonomie des communes. En Suisse romande, le protestantisme est dominant. Il a déterminé la plupart des coutumes, de profondes préoccupations morales et une méfiance tenace pour le cérémonial, contrairement au catholicisme français. À la différence de certains États comme Sri Lanka, où la coïncidence des clivages linguistiques et religieux met en danger l’unité nationale, le hasard a voulu qu’en Suisse ces clivages traversent les différents groupes, avec 61,3 % des germanophones qui se déclarent protestants et 37,2 % catholiques, et 53,7 % des francophones qui sont protestants pour 44,4 % de catholiques. Enfin, les cantons de langue française ne sont pas seulement voisins du monde germanique, ils sont en constante interaction avec lui, bien plus qu’on ne le pense généralement.
À la différence des Suisses allemands, la « suissité » des Suisses romands ne repose pas principalement sur la langue. C’est l’histoire, et non une langue exclusive, qui en a fait des Suisses, et c’est la religion, la politique et les forces économiques qui ont fait qu’ils le sont restés. La caractéristique la plus frappante de la Suisse francophone est sa diversité. Tout d’abord, les six territoires sont divisés géographiquement et leurs bassins fluviaux, à la différence de ceux des zones germanophones, n’aboutissent pas à une grande vallée centrale. Ils sont divisés par la religion, ce qui signifie qu’ils sont divisés également par la culture, l’éducation et les coutumes sociales. Ils sont divisés politiquement, et on y trouve les communautés le plus à gauche et les communautés les plus conservatrices de toute la Suisse. Chaque canton a son système scolaire, son université (à l’exception du canton unilingue francophone du Jura, relativement récent) et son système d’enseignement secondaire, ainsi que sa législation fiscale.
Quand il s’agit d’en remontrer culturellement aux autres, le fait d’appartenir à un vaste monde culturel ayant Paris pour centre confère aux Suisses francophones une apparence de supériorité par rapport à leurs cousins alémaniques, plus provinciaux, qui n’ont rien de comparable dont ils puissent se prévaloir. En revanche, pour les Français de Paris, les « petits Suisses » sont incurablement provinciaux. Les Suisses francophones se trouvent dans une situation ambivalente à l’égard à la fois de leurs concitoyens qui parlent d’autres langues et des francophones d’autres nationalités.
Le multilinguisme est un idéal national et non individuel. Le multilinguisme est un fait qui concerne les Suisses en tant que peuple : il est beaucoup plus difficile de dire si, et dans quelle mesure, il est une attitude individuelle chez les Suisses et les Suissesses. Le groupe de travail officiel chargé de la langue a déclaré en 1989 que le multilinguisme, en Suisse, est un fait social, c’est-à-dire que le pays se compose de quatre régions linguistiques, mais que les habitants de celles-ci sont majoritairement unilingues. Le principe territorial, reconnu par l’article 116 de la Constitution fédérale suisse, est la confirmation de ce fait. Le bilinguisme individuel est toutefois assez répandu pour permettre une interaction entre les cantons. C’est ce que confirme le recensement de 1990. La nécessité fonctionnelle du bilinguisme individuel est attestée par le fait que celui-ci est inversement proportionnel à l’effectif du groupe linguistique considéré. Alors que 65,4 % des Suisses alémaniques ont déclaré être unilingues, cette proportion n’était que de 43,4 % pour les Suisses romands, de 40 % pour les Suisses italiens et de 20,3 % pour les Suisses romanches. De toute évidence, plus la communauté linguistique est petite, plus ses membres tendront à utiliser régulièrement d’autres langues. Le pourcentage d’unilinguisme chez les Suisses alémaniques est presque identique (66,4 %) à celui, figurant dans le même recensement, de ceux qui déclarent ne jamais parler le haut allemand. Alors que moins de 1 % des Suisses francophones et 0,4 % des Suisses italophones déclarent employer exclusivement le dialecte, les deux tiers des Suisses germanophones vivent exclusivement dans le monde du dialecte. Un système complexe de subventions, le roulement pour l’exercice des fonctions électives et la tradition de la démocratie directe, qui donnent à des groupes linguistiques fragmentés nationalement mais homogènes localement la possibilité d’exercer le pouvoir à l’échelon local, ont facilité l’établissement de liens, aussi bien ténus que denses, qui ont créé un État et une nation sans langue nationale spécifique.
http://www.cairn.info/revue-internation ... age-53.htm